Musique de chambre française au tournant du XVIIIe siècle
Chers amis,
Nous espérons que les quatre concerts de l’année, toujours aussi variés, sauront vous plaire! D’entrée de jeu, Salons et jardins propose un concert de musique de chambre en France au moment où, autour de 1700, artistes, musiciens, jeunes nobles et riches bourgeois se réunissent dans les salons parisiens pour entendre les dernières nouveautés du style italien.
Nous vous proposons ici la note de programme du concert signée par notre fidèle conseiller François Filiatrault.
Bon concert, et bonne saison!
Francis Colpron
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[blockquote text= »Les rythmes de danse et les petites touches descriptives de la musique française sont habilement mêlées aux techniques instrumentales plus avancées des Italiens
– James R. Anthony
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Contrairement à l’Italie et aux pays germaniques, qui comptèrent jusqu’au XIXe siècle une myriade de capitales et de centres artistiques, la France établit très tôt, sous l’impulsion de Richelieu puis de Louis XIV, son unité politique. Par voie de conséquence, les arts et la musique sont, dès 1660 environ, centralisés et mis au service d’une conception monarchique absolue. C’est de Versailles, où il s’établit officiellement en 1682, que le Roi-Soleil gouverne le royaume. Centre du pouvoir, lieu de résidence de la Cour, ce palais, ainsi que la ville qui se construit lentement tout autour, est situé non loin de Paris. Et c’est entre la capitale et Versailles que se partagent les artistes, les écrivains et les musiciens qui feront la grandeur du siècle. Ces derniers ont une résidence à la ville et très souvent une charge à la Cour : ils sont musiciens de la Chambre, de la Chapelle ou de la Grande Écurie.
Mais la musique française n’est pas toute d’une royale grandeur. À partir surtout des dernières décennies du règne interminable de Louis XIV, les salons parisiens réunissent une jeune génération de nobles désireux d’échapper à l’étiquette versaillaise et un nombre grandissant de gens de lettres, d’artistes, de notables et de bourgeois cultivés, parfois fort riches. Ce mouvement donnera sa pleine mesure à partir de 1715, année de la mort du roi, durant la Régence de Philippe d’Orléans. C’est là que le XVIIIe siècle s’affirme et que l’idée du bonheur commence à préoccuper les esprits, tandis que Watteau et Lancret peignent leurs scènes galantes, où hommes et femmes, parfois en costumes de théâtre, déambulent et devisent doucement dans des jardins enchantés, montrant une nature aimable qui semble faite à mesure humaine.
En musique, l’art italien, longtemps tenu à l’écart, gagne tous les jours en popularité. Dès les années 1680, quelques amateurs se rencontrent dans les salons de mélomanes désireux d’entendre les dernières nouveautés transalpines. Parmi ceux-ci, l’abbé Mathieu, curé de Saint-André-des-Arts, à propos duquel un commentateur rapporte : « D’ouvrages renommés il forma son concert / De tous les connaisseurs il fut l’asile ouvert. » Les compositeurs français cultiveront de façon aussi soudaine que passionnée les genres nouveaux en France que sont la sonate et la cantate. Mais avec la particularité que ceux-ci seront le terrain de la réunion des goûts français et italien, réunion qui doit, selon le vœu de François Couperin, « faire la perfection de la musique ». Ainsi se crée en France autour de 1700 une musique de chambre au sens moderne du mot, encouragée par une activité éditoriale florissante. L’époque appréciera tout spécialement cet art raffiné, subtil, cet art de salon au meilleur sens du terme.
François Duval, au service de Philippe d’Orléans, lui-même grand mélomane, et membre en 1714 des Vingt-quatre Violons du roi, est en son temps un des rares violonistes français à pouvoir jouer les œuvres de Corelli – les techniques de jeu de l’instrument différaient considérablement de chaque côté des Alpes – et il figure parmi les quelques musiciens qui créèrent les Concerts royaux de Couperin devant Louis XIV en 1714 et 1715. Très prolifique, Duval publie de 1704 à 1720 sept livres de sonates pour violon et de sonates en trio, où, selon la description de James R. Anthony, « les rythmes de danse et les petites touches descriptives de la musique française sont habilement mêlées aux techniques instrumentales plus avancées des Italiens, par exemple un nouveau jeu d’archet, les doubles cordes et les passages qui dépassent la troisième position ».
Membre d’une importante famille de musiciens, Jacques Christophe Huguenet, lui aussi violoniste, travaille à la Chapelle en 1704 et à la Chambre en 1716, en plus de joindre les Petits Violons en 1710. Paru en 1713, son unique recueil comprend six sonates pour violon et six sonates en trio; l’écriture y est moins typiquement violonistique que celle de Duval, car la page de titre précise que « la plupart peuvent se jouer sur le hautbois et sur la flûte traversière ». C’est d’abord au violon, en maîtres incontestés, que les Italiens destinent leurs compositions, mais les Français exploiteront rapidement les instruments à vent, dont ils viennent de perfectionner la facture.
Pierre Danican Philidor, lui aussi représentant d’une grande dynastie musicale, est hautboïste de la Grande Écurie, puis de la Chapelle et de la Chambre, en plus de faire partie de l’orchestre de l’Opéra. Avec ses quelques livres de suites, qui peuvent se jouer au hautbois et à la flûte, il reste davantage que ses contemporains fidèle au style français. Sa Suite en mi mineur, qui suit toutefois le schéma de la sonate en quatre mouvements, débute par un prélude à la manière d’un monologue d’opéra de Lully, et seule sa Gigue épouse la manière italienne.
Plus illustre membre d’une importante famille de musiciens, François Couperin touche l’orgue de l’église Saint-Gervais et, à partir de 1693, celui de la Chapelle. Il enseignera le clavecin à divers princes et princesse avant d’être claveciniste de la Chambre en 1717. Mieux connu pour son œuvre de clavecin, un des plus hauts sommets du répertoire, il laisse un important corpus de musique de chambre. Si on excepte la très atypique Sonate à 8 de Marc-Antoine Charpentier, il semble bien qu’il ait été le premier Français à écrire, au milieu des années 1690, des sonates « à la manière italienne ». Mais, pour mystifier les amateurs italophiles qui, selon lui, n’auraient pas autrement apprécié sa musique, c’est en faisant croire qu’elle était de la plume d’un maître italien qu’il fait entendre une première sonate en trio, vraisemblablement La Pucelle. Grand admirateur tant de Corelli que de Lully, Couperin reprendra, en les augmentant chacune d’une suite de danses, ses premières sonates pour les publier en 1726 sous le titre de Les Nations; La Pucelle devient alors « La Françoise » et L’Astrée, « La Piémontoise ».
Du fait de son sexe, et bien qu’elle ait été très appréciée par Louis XIV, Élisabeth Jacquet de La Guerre ne put occuper aucun poste officiel ni à l’église, ni à la Cour. Fille de musicien, enfant prodige et épouse de l’organiste Marin de La Guerre – dont elle est veuve en 1704 –, elle vit de son art et donne des concerts semi-publics chez elle, rue Regrattière dans l’île Saint-Louis. Son œuvre est peu abondante, mais variée; on lui doit notamment des cantates, certaines sur des sujets bibliques, un opéra, des sonates pour violon et de la musique pour clavecin, instrument dont elle jouait en virtuose. Du second livre de ses Pièces de clavecin, publié en 1707, nous entendrons la somptueuse allemande La Flamande, suivie d’un double, et une Chaconne en rondeau, encore proche du modèle établi par Louis Couperin quelques décennies auparavant.
On le voit, nombre de compositeurs ont apporté leur génie propre à l’un des aspects les plus agréables de la vie intellectuelle et artistique à l’aube du XVIIIe siècle français, donnant de beaux exemples de cette musique de chambre que l’on pouvait entendre entre amis, au milieu des conversations les plus déliées, dans les salons parisiens.
© François Filiatrault, 2016
Michel Corrette par Les Boréades de Montréal
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