Les Vertes Landes: Écosse et Irlande au XVIIIe siècle
Chers amis,
Nous arrivons déjà au terme de notre 21e saison. Pour conclure en beauté, nous vous proposons un programme d’oeuvres écossaises et irlandaises du XVIIIe siècle, soigneusement concocté avec la collaboration de notre musicien invité, le spécialiste de la flûte irlandaise Chris Norman. Sous la plume de notre conseiller artistique François Filiatrault, nous vous invitons à découvrir l’histoire de ces musiques méconnues et pourtant si riche. Nous espérons vous retrouver le 25 mai prochain à la Salle de concert du Conservatoire ce beau voyage musical dans les vertes landes.
Musicalement vôtre,
Francis Colpron
« La frontière entre le style baroque et la musique folklorique était une zone très fréquentée au XVIIIe siècle ; loin de se traiter mutuellement avec mépris, le violoniste et le ménétrier éprouvaient l’un pour l’autre une estime fondée sur une réelle admiration.
– Bryan Berryman
Londres, devenue au XVIIIe siècle la ville la plus peuplée d’Europe, est le grand centre de l’activité musicale des îles Britanniques. Mais plusieurs localités de moindre importance cultivent, parfois sous le patronage de nobles de province, une vie musicale remarquable, organisant des concerts publics, entretenant des sociétés d’amateurs et accueillant tant des musiciens « sérieux » que nombre de ménétriers qui perpétuent les traditions populaires. Celles-ci demeurent particulièrement vivaces en Irlande et en Écosse, qui cherchent toutes deux à l’époque à préserver leur identité culturelle et connaissent d’importants sursauts nationalistes, et, plus que partout ailleurs en Europe, elles fourniront à la musique anglaise des tournures rythmiques et mélodiques fort originales. Cette attirance était d’ailleurs mutuelle, comme en témoigne le flûtiste Brian Berryman : « Les compositeurs faisaient souvent appel à des mélodies populaires, et les violoneux de village se laissaient à leur tour influencer par la musique jouée à la Cour. »
Né en 1670 dans le comté de Meath en Irlande, Turlough O’Carolan perd la vue à l’âge de dix-huit ans des suites de la variole. Toute sa vie protégé par la famille MacDermott Roe, il se met alors à l’étude de la harpe. Dernier des bardes traditionnels d’Irlande – on le disait d’autre part grand admirateur de Corelli –, il chante et s’accompagne à son instrument, parcourant les vertes contrées et s’arrêtant chez qui voulait bien l’héberger. Il semble avoir été apprécié davantage pour ses poèmes et ses compositions musicales que pour son jeu. Sa musique s’est transmise de façon orale jusqu’à la toute fin du XVIIIe siècle, moment où on commence à la publier, arrangée pour violon, flûte et pianoforte, et elle fait maintenant partie du répertoire traditionnel irlandais.
James Oswald naît à Crail, en Écosse, en 1710. Tout jeune, il apprend le violoncelle, puis travaille à Dunfermline comme musicien et maître de danse. Après une courte carrière à Édimbourg, il s’établit à Londres en 1741, ouvrant une maison d’édition musicale et publiant notamment les douze volumes de son Caledonian Pocket Companion, collection d’airs écossais avec variations. On lui doit également deux séries manuscrites d’Airs for the Seasons, où il cultive le style galant à la mode. Appointé musicien de George III à son accession au trône en 1761, Oswald meurt à Knebworth, dans le Hertfordshire, huit ans plus tard.
Les îles Britanniques représentent au XVIIIe siècle un intéressant débouché pour de nombreux musiciens formés sur le continent, en particulier des Italiens. Une fois débarqués, certains vont exercer leurs talents en dehors de la capitale, s’établissant parfois plus ou moins longtemps dans les vertes landes d’Irlande et d’Écosse. À l’instar de beaucoup de leurs collègues anglais, ils sont fascinés par la vitalité des traditions musicales locales, goûtant la saveur et la vigueur des airs et des danses populaires ainsi que leurs tournures rythmiques. Ils admirent l’habileté des musiciens du cru et ils se laisseront volontiers imprégner par cette sève nouvelle – comme Telemann, captivé à la même époque par les musiques morave et polonaise.
Francesco Geminiani, le plus important des violonistes italiens de sa génération établis dans les îles Britanniques, est né à Lucques en 1687. Après une série de concerts en Italie, cet élève de
Corelli arrive à Londres en 1714 en compagnie de Francesco Barsanti. Il publie cette même année 1716 son premier opus, consistant en douze sonates pour violon, qu’il remaniera et ornementera en 1739, témoignage d’un jeu plus excentrique et d’une inspiration plus dramatique que ceux de son illustre maître. Geminiani se forge une réputation de virtuose et d’excellent pédagogue, obtenant la protection de plusieurs aristocrates. En 1733, il fait un premier séjour à Dublin, où le comte d’Essex tente de lui obtenir le poste de Composer of the State Music of Ireland, poste qui échoit à son élève Matthew Dubourg. Il retourne néanmoins à Dublin après chaque déplacement à Londres ou à Paris; de retour de cette dernière en 1756, il prend la direction de l’orchestre du comte Coote. Hébergé par la famille Dubourg, il meurt dans la capitale irlandaise quelques années plus tard, en 1762.
Outre un traité de première importance sur le jeu du violon, Geminiani publie en 1749 A Treatise of Good Taste in the Art in Music, dans lequel il présente de nombreux exemples de morceaux… écossais suivis de variations. Dans sa préface, il défend cette musique contre les accusations « des professeurs grincheux » et rend hommage à David Rizzio, secrétaire particulier de Marie Stuart, qui avait deux siècles auparavant insufflé à une musique au départ « grossière et barbare […] l’esprit de galanterie propre à la nation écossaise »! Son compatriote et ami Francesco Barsanti fera de même, mais au cœur de l’Écosse, en publiant à Édimbourg en 1742 A Collection of Old Scots Tunes. Né en 1690, lui aussi à Lucques, Barsanti, flûtiste et hautboïste, gagne Londres avec Geminiani en 1714, et il joue un temps dans l’orchestre du King’s Theater à Haymarket, accompagnant les opéras de Haendel. En 1738, il est engagé par la Edinburgh Musical Society, obtenant également la protection de Lady Charlotte Erskine, à qui il dédie ses « vieux airs écossais ». Mais l’institution connaît bientôt des difficultés financières et il regagne la capitale anglaise en 1743. Barsanti a peu composé, mais il le fait avec une maîtrise originale des styles de son temps.
Thomas Augustine Arne fait toute sa carrière à Londres, où il naît en 1710. De confession catholique, il n’occupera aucune charge officielle, se consacrant presque exclusivement à la musique de scène et à l’oratorio. Dans les années 1740, sa sœur, l’alto Susannah Maria Cibber, une des plus grandes voix du temps, est à Dublin pour y interpréter plusieurs compositions de Haendel, dont Le Messie, à la création duquel elle participe le 13 avril 1742 au Great Music Hall de Fishamble Street. Arne et son épouse, la soprano Cecilia née Young, la rejoignent, et ils organiseront l’exécution d’œuvres de Haendel et de Arne lui-même au Smock Alley Theatre durant deux saisons. Arne jouait du violon, du clavecin et de l’orgue, mais il a laissé très peu de musique instrumentale. Il fait paraître en 1757 un recueil de sept sonates en trio qui montrent la totale assimilation du style italien par l’Angleterre, à mi-chemin entre le baroque et le galant.
Quant à Charles Avison, né en 1709, il travaille toute sa vie dans sa ville natale de Newcastle upon Tyne, la grande ville la plus froide d’Angleterre, située à quelques milles au sud du mur d’Hadrien. On sait peu de choses de sa jeunesse, si ce n’est qu’il a peut-être voyagé en Italie et qu’il a étudié à Londres avec Geminiani. De retour chez lui, il est organiste de l’église Saint-Nicolas et professeur de clavecin. Il organise également la vie musicale de la ville et de celle de Durham, mettant sur pied des sociétés de concert par abonnement, où il présente ses propres œuvres, sonates et concertos grossos. Avison fait paraître sans numéro d’opus vers 1743 une série de douze concertos grossos bâtis fort habilement sur des sonates de Domenico Scarlatti, une trentaine d’entre elles ayant été publiées à Londres quatre ans plus tôt sous le titre d’Essercizi. Le Neuvième Concerto emploie les Sonates K. 81, 31 et 7, la Siciliana gardant le mystère de son origine.
Les musiciens qui ont travaillé dans les îles Britanniques au XVIIIe siècle ont tenté une sorte de « réunion des goûts » sérieux et populaire. Plusieurs ont apporté le style italien dans les contrées les plus reculées, tout en restant perméables aux beautés des musiques locales. Leur exemple sera suivi. Si partout et de tout temps, les compositeurs se sont inspirés des airs de leur terroir, entendus dès l’enfance, ces croisements entre musique « sérieuse » et musique folklorique marqueront plus que jamais le travail de nombre d’entre eux tout au long des XIXe et XXe siècles.