Henry Purcell: l’amour, la nuit, la folie
Chers amis,
Notre concert Les Sortilèges de Purcell avec la soprano Karina Gauvin arrive à grand pas. Nous sommes heureux de vous présenter en primeur la note de programme de ce concert rédigée par notre conseiller artistique François Filiatrault. Nous espérons vous retrouver le 6 avril prochain à la Salle Bourgie pour un concert qui s’annonce mémorable.
Musicalement vôtre,
Francis Colpron
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[blockquote text=”Le talent extraordinaire de l’auteur dans tous les genres de musique est bien connu; mais il est plus particulièrement admiré pour sa musique vocale, ayant un génie spécial pour exprimer l’énergie des paroles anglaises, par lequel il émeut les passions et provoque l’admiration de tous ses auditeurs.
– Henry Playford,
Orpheus Britannius, 1698
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Bien qu’il soit mort à 36 ans et qu’il n’ait occupé que des postes relativement modestes, Henry Purcell a composé dans tous les genres de son temps, aussi bien vocaux qu’instrumentaux, religieux que profanes.
Au milieu d’une production considérable, le grand musicien anglais a beaucoup écrit pour la scène. Les pièces de théâtre, comédies et tragédies parfois fort médiocres, font à l’époque entendre de nombreux morceaux de musique : ouverture, danses, airs, act tunes ou curtain tunes, plus ou moins intégrés à la trame dramatique. Invention italienne, l’opéra n’avait pas encore réussi à supplanter le théâtre musical dont les Britanniques étaient friands. Depuis plusieurs décennies, le genre par excellence était le masque, mélange de musique chantée et de danses. Écrit sur un sujet allégorique ou exotique et monté avec des décors et des costumes somptueux, il se présentait comme l’équivalent des ballets de cour dont la France donnait l’exemple depuis la fin du siècle précédent. Le masque est d’abord un divertissement princier, très en faveur sous le règne de Charles Ier, mais la féerie et le fantastique qu’il propose se font sentir dans presque tous les spectacles de l’époque en Angleterre.
Le seul véritable opéra de Purcell, Dido and Æneas, de dimensions modestes, est un objet inhabituel et presque excentrique, puisqu’il serait le fruit d’une commande passée en 1689 par un pensionnat de jeunes filles à Chelsea. D’aucuns estiment cependant que l’œuvre fut donnée un peu auparavant à la Cour, à l’instar du Venus and Adonis de John Blow, dont elle semble s’inspirer. Ce chef-d’œuvre de concision et de profondeur expressive se termine par l’air When I am laid in earth, le célèbre lamento que chante, avant de mettre fin à ses jours, la reine de Carthage, abandonnée par Énée. Comme le dit Nanie Bridgman, « cette lamentation de Didon, pourtant si courte, atteint aux limites extrêmes de l’émotion et constitue l’une des plus belles pages de la musique de tous les temps ». À l’instar de An Evening Hymn — paru en 1688 dans un recueil collectif d’airs prévus pour la dévotion domestique, intitulé Harmonia Sacra — et de Music for a while — inséré dans l’Œdipus de John Dryden —, cette page célèbre se déroule sur une basse obstinée, ou ground comme on disait en Angleterre. Purcell trouve, à l’intérieur même des contraintes qu’impose ce procédé, des façons toujours renouvelées de traduire la tristesse et la douleur, avec une harmonie audacieuse recourant souvent au chromatisme et jouant sur l’ambiguïté entre modalité et tonalité. Et partout, comme l’explique Jack A. Westrup, pour éviter la possible monotonie, « la ligne vocale se déploie de façon à dissimuler la répétition de la basse ».
Dans ses dernières années, Purcell compose cinq partitions théâtrales particulièrement élaborées, que Roger North qualifie de « semi-operas ». Totalement intégrée au spectacle, et non prévue comme de simples interpolations plus ou moins facultatives, la musique participe au déroulement de l’intrigue par des scènes montrant des cérémonies, des tableaux surnaturels ou des épisodes pastoraux, le plus souvent confiées à des personnages secondaires. Ces masques de diverses dimensions alternent, tels des divertissements ou des intermèdes, avec le dialogue, mais, aux dires de William Christie, « Purcell en fait une série de miroirs qui reflètent l’action mais aussi en révèlent subtilement les ambiguïtés, soulignent les tensions à l’œuvre dans la pièce ou jettent un jour ironique sur certains thèmes, enrichissant ainsi considérablement la trame initiale de l’œuvre ». Dans ces semi-operas, Purcell recourt à un orchestre imposant, joignant bois et cuivres aux cordes; il se montre, dans les ouvertures, les danses, l’instrumentation et l’accompagnement des voix, le disciple de Lully, mais il le surpasse par la variété de l’inspiration, le travail des parties intermédiaires et l’invention harmonique, tandis que ses lignes vocales unissent la fluidité italienne aux sonorités et aux couleurs propres à la langue anglaise.
Fruit de l’étroite collaboration de Dryden et de Purcell, King Arthur or The British Worthy est donné en juin 1691 au théâtre de Dorset Gardens. L’histoire raconte la victoire des Bretons, menés par le roi Arthur, sur les Saxons du roi Oswald. Si, de l’avis de Roland de Candé, l’œuvre « fait sourire par son chauvinisme excessif », elle renferme des pages remarquables d’ingéniosité, de vie et d’expression. À l’acte II, l’elfe Philidel guide les armées bretonnes dans la nuit (Hither this way) tandis que des bergers et bergères divertissent la belle Emmeline, la bien-aimée d’Arthur (How blest are shepherds et Shepherds, shepherds, leave decoying). Dans l’air Fairest Isle, à l’acte V, Vénus évoque la naissance miraculeuse de Britannia, l’île où résideront dorénavant l’amour et les plaisirs pour le grand bonheur des Bretons et des Saxons réunis.
The Fairy Queen, montée en mai 1692 à Dorset Gardens dans une mise en scène extravagante et coûteuse, se présente comme une révision du Midsummer Night’s Dream de Shakespeare. Beaucoup d’ailleurs considèrent que l’imagination poétique et l’humour incomparables que Purcell déploie dans cette magnifique partition respectent mieux l’esprit de l’œuvre originale que ne le fait l’adaptation, sans aucune ligne du texte original, du texte de Shakespeare par Alkanah Settle. Ici, selon Christie, « le théâtre musical baroque anglais, spectacle total et protéiforme, hautement divertissant et riche en émotions et en contrastes, atteint son apogée ». Les masques de chacun des actes montrent les chassés-croisés amoureux et les pouvoirs magiques de Titania et d’Obéron, la reine et le roi des fées. À l’acte II, la Nuit (See, even Night herself is here), le Mystère, le Secret (One charming night) et le Sommeil endorment Titania; à l’acte III, l’air If Love’s a sweet passion accompagne l’amour de Titania pour l’âne Bottom, résultat d’un philtre magique; une suivante chante Now the night is chas’d away à l’acte IV pour annoncer l’arrivée de Phœbus sur son char; enfin, l’air Hark! The echoing air annonce, au cinquième et dernier acte, le triomphe de l’amour et la réconciliation des couples. Dans cette partition, la plus longue que le musicien ait écrite pour la scène, « l’invention mélodique, rythmique et instrumentale de Purcell est inépuisable, selon Roland de Candé, [tandis que] son écriture riche et raffinée se joue de tous les styles et de toutes les techniques ».
Henry Playford, dans l’édition de 1698 du recueil d’airs de Purcell intitulé Orpheus Britannicus, indique que From rosy bowers se présente comme « the last song the author sett, it being in his sickness ». Inséré dans The Comical History of Don Quixote de Thomas D’Urfey, comédie représentée en 1695, cet air, qui se développe comme une véritable scène, se présente en cinq sections contrastées. Chanté par Altisidore, qui veut jouer à Don Quichotte une parodie de l’amour pour le détourner de Dulcinée, c’est, pour reprendre la description de Christie, un air de folie « peignant les émotions exacerbées […] par d’abrupts changements de tempo et des modulations et dissonances inattendues ». Pour illustrer les liens entre l’exaltation, la déception amoureuse et la folie, D’Urfey avait prévu la succession suivante, que Purcell a parfaitement respectée : Sullenly Mad – Mirthfully Mad (a swift Movement) – Melancholy Madness – Fantastically Mad – Stark Mad.
Exploitant comme personne la vitalité et la souplesse de la langue anglaise, la musique de scène de Purcell montre une exceptionnelle diversité de tons et d’atmosphères. Rien, en effet, n’est étranger à son inspiration : les joies et les tourments de l’amour, les douleurs de l’abandon, les mystères de la nuit, les divagations de la folie, tout reçoit le ton le plus juste qu’on puisse imaginer. John Dryden, soucieux de concilier poésie et art des sons, s’est déclaré enchanté de sa collaboration avec le musicien, admirant la perfection à laquelle est parvenue la musique en Angleterre « entre les mains habiles de M. Purcell », et précisant que son « grand génie ne peut rien craindre d’autre qu’un public ignorant et sans jugement »!
Quelques rares écrits nous décrivent Purcell comme un homme affable, spontané, généreux envers les musiciens, fidèle en amitié et non dénué d’humour. Il est heureux en mariage, bien qu’il ait perdu des enfants en bas âge, comme il arrivait souvent à l’époque. C’est à peu près tout ce qu’on peut dire sur l’homme, malgré les accents si personnels qu’on décèle parfois dans sa musique. L’idéologie romantique aime relier la composition de certaines œuvres aux aléas de la vie de leur créateur, mais on chercherait en vain une telle correspondance chez Purcell et ses contemporains. Il est tentant toutefois de croire que la sensibilité, la poésie mélancolique et la vigueur fiévreuse qui se dégagent de l’art de l’Orphée britannique, de son harmonie tendue et des « qualités anguleuses » de sa mélodie, selon l’expression de Manfred Bukofzer, dressent une sorte de portrait de la personnalité et des sentiments du musicien. Rien n’est moins sûr : la veine de nostalgie qu’il manifeste est courante dans l’Angleterre de son temps; il faut convenir cependant qu’il y fait mieux que ses contemporains!
© François Filiatrault, 2016
Henry Purcell par Karina Gauvin et Les Boréades de Montréal
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