Des goûts et des sons
Le goût, c’est la musique des papilles.
Léon Daudet
Bien qu’ils n’aient cessé d’évoluer depuis, c’est au XVII e siècle, dans ce qu’il faut bien appeler la révolution baroque, que se sont établies les bases modernes tant de l’art culinaire que de l’art des sons. Vers 1600 en effet se produit une des importantes transformations idéologiques et esthétiques de l’histoire de l’Occident, le passage de la Renaissance au Baroque.
Dans tous les arts, le Baroque, réagissant à la sereine stabilité chère à l’époque précédente, se préoccupe d’abord du mouvement, de l’illusion, de l’exubérance et de l’enchantement; il cherche à susciter les passions, à persuader, à séduire, à surprendre, à tromper même, utilisant à cette fin tout ce qui s’offre au plaisir des sens. En musique, la mise au second plan des structures polyphoniques issues du Moyen Âge, la libération de la voix soliste par le développement de la monodie accompagnée ainsi que l’affirmation du rôle expressif de l’harmonie, basée sur le système tonal, établissent dès 1600 les bases de l’opéra, le genre baroque par excellence, ainsi que celles d’une musique instrumentale qui s’élabore dans une liberté nouvelle. Et dans tous les domaines se fera jour la tentation de la virtuosité.
Sur les tables également — grâce surtout au travail de François Pierre La Varenne —, on délaisse les façons du Moyen Âge, comme de proposer dans un même plat gigantesque un amas de rôtis ou de mélanger systématiquement le salé et le sucré au milieu de force épices. On adopte des modes de cuisson et des types d’assaisonnement favorisant des saveurs plus fines et mieux différenciées, ainsi que des manières de présenter les plats et de se tenir à table encore largement en usage aujourd’hui.
Les historiens Georges et Germaine Blond le constatent : « La cuisine devient un art et il est naturel qu’on commence alors à voir
des artistes culinaires se comporter tout comme les littérateurs, les peintres et les musiciens. » À quoi Jean-François Revel ajoutera que « tout menu est un exercice de rhétorique ».
Comme en font foi d’innombrables natures mortes, les correspondances entre les cinq sens ont beaucoup préoccupé les esprits du temps. Plusieurs, et des meilleurs, ont tenté d’établir les parallèles entre les arts pour déterminer les critères du goût. Il s’agissait de circonscrire les moyens de connaissance que la nature met à notre disposition — on sait aujourd’hui que tous nos sens concourent à nous fournir une représentation unifiée du monde environnant et qu’aucun ne serait tout à fait efficace s’il fonctionnait seul —, mais aussi de convaincre que le plaisir doit s’abreuver à de multiples sources.
Ainsi, ce n’est pas un hasard si, constatant à leur façon que « Ventre affamé n’a pas d’oreilles », nombre de musiciens ont laissé,
aux XVII e et XVIII e siècles, des compositions faisant référence à la table — et en aucun cas conçues comme des musiques d’« ameublement » ou de moindre qualité —, comme le Banchetto musicale de Johann Hermann Schein (1617), le Taffel Consort colligé par Thomas Simpson (1621), la Mensa sonora de Franz von Biber (1680), les Symphonies pour les soupers du roi de Michel Richard Delalande (1690-1715), la Musique de table de Georg Philipp Telemann (1733) ou le Servizio di tavola de Georg Reutter (1757). Même si l’écoute doit en pâtir, le repas accompagné de musique est une expérience totale où, d’ailleurs, ni la vue ni l’odorat ni même le toucher ne sont en reste.
Nombreuses se trouvent les analogies qu’on peut établir entre ces deux activités éminemment conviviales que sont le jeu musical et le partage de la table. Dans un semblable morcellement du temps, la succession des entrées, des services et des plats se compare aisément à celle des divers mouvements d’une suite, d’une symphonie ou d’un concerto — le mot entrée désigne aussi, au XVII e siècle, les épisodes d’un ballet. Au-delà du spectacle qui se déroule, et tout en gardant un souci d’unité, il s’agit dans les deux cas de jouer sur des contrastes de saveurs, de textures, de couleurs ou de rythmes, quitte à surprendre et à susciter l’étonnement. D’autre part, un repas se présente aussi comme une partie musicale : par les relations qu’ils tissent pour l’occasion, tant les musiciens que les convives réalisent l’essence même de la sociabilité. Et ne parle-t-on pas de l’accord des mets et des vins ? Enfin, dernière analogie, l’affirmation de l’historien Léo Moulin à l’effet que « cuisiner, c’est recréer le passé » convient tout à fait aux musiciens, qui sont essentiellement, pour la plupart d’entre eux, des interprètes.
Pour rester au XVII e siècle, sur le plan social, l’écart entre musiques populaires et musiques savantes n’empêche pas qu’elles gardent des liens, et on constate qu’un même rapport se tisse entre une cuisine bourgeoise « à l’usage des ménages de dépense modérée » et la cuisine complexe et raffinée destinée aux nobles et à la Cour. Ainsi une certaine démocratisation s’opère : les livres de recettes à l’usage des « ménagères » se répandent, tout comme les traités et recueils musicaux qui montrent comment jouer de tel ou tel instrument et qui proposent des œuvres à la portée des amateurs. Et on pourrait pousser plus loin encore le parallèle : la séparation du sucré et du salé qui s’établit à cette époque pourrait correspondre à l’affirmation du style tonal et à l’emploi des deux seuls modes encore en usage aujourd’hui, le majeur et le mineur…
Cet empiètement des sens les uns sur les autres pour décrire l’expérience humaine se révèle particulièrement riche quand on considère le grand nombre de termes empruntés à la table pour décrire diverses réalités musicales. Déjà à la Renaissance les mélanges de diverses chansons polyphoniques se nommaient fricassées en France et ensaladas en Espagne. Comme le dit le musicologue Gilles Cantagrel : « Si les gastronomes commentent volontiers tel repas composé comme on le dit d’une symphonie, les musiciens ne sont pas en reste, utilisant fréquemment les métaphores de la bouche pour parler de l’oreille : n’évoque-t-on pas la saveur d’un timbre, la sonorité fruitée ou corsée de tel instrument, l’acidité ou le velouté d’une pâte orchestrale, son onctuosité ? » Sans compter qu’on
nomme mordant un type d’ornement qui croustille sur la ligne mélodique tout autant qu’un trait d’esprit, et qu’on parlait autour de 1700 du goût pour définir les canons esthétiques musicaux, distinguant, comme autant de cuisines, les usages italien, français ou allemand.
Enfin, nombre de musiciens se sont adonnés de tout temps aux plaisirs du palais, et nous laisserons le dernier mot à Rossini, autant fin gourmet que grand compositeur : « Ce que l’amour est pour le cœur, l’appétit l’est pour l’estomac. L’estomac est le maître de chapelle qui gouverne et active le grand orchestre de nos passions. »
© François Filiatrault, 2025
Le concert Du baroque à la bouche sera présenté le 21 mars à 19h30 – Auditorium des Archives Nationales.