Musique, conversation et galanterie
Il me fait plaisir de vous accueillir à notre dernier concert de la saison, intitulé Galanteries parisiennes, le 10 mai 2016 à la Salle Bourgie. Il propose un programme de musique de chambre française du milieu du XVIIIe siècle, où flûte, violons, viole de gambe et clavecin conversent avec un pétillant sourire au bout des doigts.
Nous tenons à remercier chaleureusement nos partenaires gouvernementaux et privés, ainsi que notre indéfectible conseiller artistique François Filiatrault et tous nos dévoués bénévoles, sans lesquels il nous serait impossible de tenir nos activités.
Nous vous proposons ici la note de programme du concert signée par François Filiatrault.
Bon concert!
Francis Colpron
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[blockquote text= »Je n’ai trouvé la vraie sociabilité que chez les Français : eux seuls savent plaisanter, et la plaisanterie fine et délicate, en arrimant la conversation, fait le charme de la société.
– Giacomo Casanova, Histoire de ma vie, v.1795.
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Lorsqu’il déclare, à la toute fin du XVIIIe siècle, que le genre nouveau du quatuor à cordes se déroule comme une conversation entre quatre personnes civilisées, Goethe ne fait pas preuve d’une grande originalité… L’art de la conversation, en effet, depuis plus d’un siècle déjà répand ses charmes dans les salons parisiens, où l’on se réunit pour discourir de tout, de la politique, du pouvoir de l’art, de l’amour ou des conditions du bonheur, sur un ton mêlant le sérieux et le badin. Et les compositeurs français avaient rapidement constaté l’analogie entre cet esprit et les formes musicales, le transposant dans de nombreuses œuvres de chambre où discourent deux, trois ou quatre protagonistes, et qu’on convient aujourd’hui de qualifier de « galantes ».
Ainsi Alexandre de Villeneuve publie en 1733 ses Conversations en manière de Sonates pour deux violons sans basse et, dans L’École française du violon, Lionel de La Laurencie y verra de « fines causeries entre gens spirituels et bien élevés ». Puis Louis-Gabriel Guillemain donne, en 1743 et 1756, deux recueils qu’il intitule Sonates en quatuors ou conversations galantes et amusantes. La similitude est clairement établie. Mais quels sont les ingrédients de la conversation qu’on peut s’attendre à retrouver en musique? Écoutons les philosophes.
D’abord, selon Montesquieu, « l’esprit de la conversation est un esprit particulier qui consiste dans des raisonnements et déraisonnements courts ». Donc, nous ne devrions rien trouver ici de très savant ou de très élaboré : la brièveté des idées et des thèmes, leur pétillant, leur contraste ou leur douce folie, font le charme même de cet art particulier.
D’autre part, pour la liberté du discours, l’égalité des différents protagonistes doit être établie, car, aux dires cette fois d’Helvétius, « la conversation devient plate à proportion que ceux avec qui on la tient sont plus élevés en dignité ». À l’instar de celles de Villeneuve, les douze sonates à deux violons sans basse de Jean-Marie Leclair, parues en deux livres en 1730 et vers 1747, l’illustrent parfaitement. À tour de rôle, chacun des deux complices amène le sujet tandis que l’autre l’accompagne, comme pour soutenir le propos ou le nuancer. Tous deux abondent bien sûr dans le même sens et les divergences de vue sont rares…
L’égalité des concertants se réalise également dans les sonates en trio et en quatuor par le fait que souvent, chez les Français, la viole de gambe (ou le violoncelle) se voit confier sa propre ligne soliste et ne se contente plus de doubler la main gauche du clavecin, celui-ci assumant seul la basse continue. Les Sonates à quatre parties que Jean-Baptiste Quentin le Jeune, violoniste à l’Opéra, publie vers 1735, en constituent de beaux exemples. Dans le même souci d’égalité, Guillemain demande que ses Conversations galantes soient jouées à un seul instrument par partie – il arrivait qu’on double ou triple les lignes mélodiques pour jouer les œuvres « en symphonie » – et il donne à chacun d’eux une importance équivalente, préfigurant l’esprit du quatuor à cordes.
Dans tous ces duos, sonates et quatuors, plus que jamais auparavant, ce qui est confié à chaque instrument correspond exactement à ses possibilités, rendant impossible tout remplacement. Aux dires de Telemann, qui publie à Paris en 1733 et 1738 ses deux livres de Quatuors parisiens, cette personnalisation est la condition première du plaisir que chaque musicien prendra à tenir sa partie. Chacun des protagonistes pourra ainsi briller selon ses talents, mais surtout, par les contrastes qui les mettent mutuellement en valeur, réaliser le vœu de La Bruyère, pour qui « l’esprit de la conversation consiste bien moins à en montrer beaucoup qu’à en faire trouver aux autres ».
L’instrument à corde grave reprend son rôle de fondement dans les six Quatuors que François-André Danican Philidor publie sous le titre de L’Art de la modulation en 1755. Dans des tournures tout à fait galantes qui annoncent le classicisme, la flûte engage le dialogue avec deux violons qui font équipe et s’appuient mutuellement, un peu dans l’esprit du concerto. À cet égard, les concertos qu’écrivent les Français depuis les années 1720 sont, plus que leur musique de chambre, tributaires de l’Italie, suivant le modèle vivaldien dit du « concerto à ritournelle ». Dans celui-ci, pour continuer l’analogie, un groupe de gens propose un sujet de conversation ou de débat à un des leurs, sans doute jugé plus expert, qui le développera devant eux. Périodiquement, le groupe semble vouloir rappeler à l’ordre, en ramenant le thème de départ, un soliste qui s’en éloignerait trop… Probablement présenté au Concert spirituel en 1726, le Concerto pour flûte en mi mineur de Gabriel Buffardin, qui fut à Dresde le maître de Quantz, est, avec une sonate pour flûte, tout ce qu’il nous reste de sa production.
Mais Voltaire nous met en garde contre les clichés, les formules; il estime en effet qu’« il en est de la conversation comme des licences, tout est devenu lieu commun ». Il y a sans doute beaucoup de redites et quelques redondances dans les innombrables recueils jaillis de la plume des grands et petits maîtres du XVIIIe siècle, mais il faut convenir que ces productions, par la façon dont elles font évoluer les formes et par leur ingéniosité et leur parfaite facture, se présentent comme des jalons essentiels dans l’histoire de la musique de chambre.
Quant à la galanterie, le jugement de Montesquieu est ici plus sévère : « Le désir général de plaire produit la galanterie, qui n’est point l’amour, mais le délicat, mais le léger, mais le perpétuel mensonge de l’amour. » Sur le plan musical, on peut à juste titre déplorer le manque de profondeur, la superficialité, du discours galant. Nietzsche cependant regrettera, un siècle après Montesquieu, que cet art si particulier de la conversation ait disparu sous les coups de l’utilitarisme issu de la révolution industrielle. Il faudrait selon lui apprendre de nouveau à perdre du temps les uns avec les autres, avec esprit, pour retrouver les plaisirs de l’intelligence et l’intelligence du plaisir. C’est sans doute ce que veulent nous proposer ce soir les musiciens des Boréades.
© François Filiatrault, 2016
Michel Corrette par Les Boréades de Montréal
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