Scarlatti et Vivaldi, sonates et concertos
Le concert présente deux grands Italiens à l’inaltérable séduction, le Napolitain Alessandro Scarlatti et le Vénitien Antonio Vivaldi. Leurs compositions pour le violon, la flûte à bec ou le hautbois, dégagent le même charme qu’en leur temps : immédiat et toujours renouvelé.
Alessandro Scarlatti est né à Palerme en 1660 dans une famille de musiciens. Ses parents l’envoient à Rome vers l’âge de douze ans pour y parfaire ses études musicales, mais on ne connaît pas ses maîtres. Il donne en 1679 son premier opéra, attirant l’attention de Christine de Suède, puis sa carrière de compositeur et de maître de chapelle se déroulera à parts presque égales entre Naples et la Ville éternelle. Sa fécondité dans le domaine vocal est stupéfiante, même selon les critères du temps : à côté de dizaines de messes et de motets écrits tant à la façon de Palestrina que dans le style concertant le plus moderne, on lui doit plus de 600 cantates, la grande majorité pour une voix et basse continue, tandis que plusieurs dizaines de ses opéras occupent durant trois décennies les scènes d’Italie et d’Allemagne, et Londres prendra goût à l’opera seria grâce à son Pirro e Demetrio.
Dans toute sa production vocale, on note un grand souci des proportions justes et de l’expression dramatique, une grande liberté formelle et une séduction plastique inégalée. L’extraordinaire richesse mélodique dont il fait preuve, la rigueur de ses constructions et même une certaine sévérité l’éloignent progressivement de l’hédonisme superficiel qui, chez ses contemporains, sacrifie de plus en plus la vérité du théâtre affectif aux prouesses vocales.
Durant les dernières décennies de sa vie — il mourra à Naples en 1725 —, peut-être en réaction à la baisse de popularité de ses œuvres scéniques, Scarlatti se met à la musique instrumentale. À côté d’éblouissantes toccatas et variations pour clavecin, il laisse des sonates (ou concertos) pour divers ensembles. Un manuscrit au curieux titre de Sinfonie di concerto grosso, et où il est indiqué qu’il a été amorcé en 1715, propose douze compositions où se côtoient vents et cordes. Parmi ses œuvres instrumentales, on retrouve également sept « sonates » à quatre ayant la flûte à bec comme principal protagoniste et contenues dans un manuscrit intitulé Concerti di flauto, violini, violetta et bassi, conservé à Naples. Ce recueil compte 25 autres compositions signées de maîtres napolitains – celles de Scarlatti, dont une copie ultérieure indique l’année 1725, portent les numéros 7, 9, 12, 21, 22, 23 et 24.
Malgré la présence de l’instrument soliste, on est loin ici de la forme mise au point par Vivaldi à la même époque. La flûte ne
dialogue pas avec les cordes à proprement parler, dans cette alternance entre tutti et soli chère au Prêtre roux. Rarement à découvert, elle ajoute plutôt sa voix à l’ensemble des cordes, ne se distinguant que par sa couleur propre, bien que dans quelques mouvements lents, elle demande aux violons d’accompagner discrètement ses figurations mélodiques.
De plus, à l’intérieur du cadre général de la sonate de chambre, la présence de nombreuses fugues relève de la sonate d’église. De plus en plus rare à l’époque, mais toujours très en faveur chez les Napolitains, le travail contrapuntique soigné témoigne de la science du musicien et de son goût pour la rigueur formelle. Scarlatti nous propose dans ces Concertos une musique à la fois sage et sensuelle. On n’y retrouve ni les audaces harmoniques ni la vocalità de ses arias de cantates ou d’opéras, ni même une virtuosité transcendante, mais un charme certain et même un brin de mélancolie habitent ces belles compositions.
Frère cadet d’Alessandro, Francesco Scarlatti, né en 1666, a fait carrière comme violoniste et compositeur d’abord à Naples et à Palerme, avant de gagner Londres en 1719, puis Dublin en 1733, où on le retrouve dans les cercles de Haendel et de Francesco Geminiani. On lui doit quelques cantates et une poignée de grandes compositions sacrées ainsi que, composés un peu après 1720, des Concertos grossos compilés par Charles Avison. Constitués de transcriptions d’œuvres de chambre, ils peuvent être joués comme de simples « sonates à quatre », le « nº 9 » comportant comme deuxième mouvement une fugue très achevée.
En dépit des nombreux voyages nécessaires à la représentation de ses opéras, qui le mèneront dans de nombreuses villes d’Italie et d’Allemagne, Antonio Vivaldi reste pendant près de quarante ans au service du Pio Ospedale della Pietà di Venezia. Il y entre en 1703, peu après avoir été ordonné prêtre, d’abord comme maestro di violino, instrument dont il joue en virtuose, puis comme maestro di concerto, et il quitte l’établissement vers 1740 pour un séjour à Vienne, où il mourra un an plus tard d’une « inflammation interne ».
Ses premières compositions coïncident avec son arrivée à la Pietà : dédiées au comte Annibale Gambara, ses douze Sonates op. I sont publiées à Venise en 1705. Ce sont des sonates en trio, genre obligé dont Arcangelo Corelli vient de fixer le modèle et dans lequel les jeunes compositeurs font leurs premières armes. Vivaldi rend hommage au maître mais se pose aussi comme son égal : la dernière sonate du recueil est en effet constituée de périlleuses variations sur La Folia, thème qu’avait employé Corelli dans la dernière sonate de son Opus V.
Dans le cadre de ses fonctions à La Pietà, le Prêtre roux — c’est le surnom que la couleur de sa chevelure valut à Vivaldi — doit enseigner le violon, le violoncelle et la viole d’amour à de jeunes orphelines élevées aux frais de l’État et probablement très inégalement douées, veiller à l’entretien des instruments de musique, composer quelques concertos chaque mois ainsi que diverses pièces de circonstance. Il doit aussi, lors de concerts destinés à de nobles visiteurs, diriger des ensembles de dimensions variées, formés de toutes ces jeunes personnes, auxquelles aucun instrument ne faisait peur.
C’est pour cette institution que Vivaldi écrivit une œuvre extrêmement diverse, dont une petite partie seulement a été publiée de son vivant. Le genre qu’il cultive avec prédilection est le concerto pour violon, auquel il donne ses premières pages virtuoses et qui auront en Europe le plus grand retentissement, en proposant notamment la disposition en trois mouvements et la structure « à ritournelle » qui deviendront classiques. Cette forme, il la généralisera à ses concertos pour tous les instruments dont il dispose à La Pietà. Quelques-uns des Six Concertos pour flûte traversière op. 10, parus à Amsterdam vers 1728, reprennent des œuvres antérieures – l’ondoyant Concerto pour flûte à bec en fa majeur RV 442 sera le cinquième du recueil.
Mais le terme « concerto » est à l’époque encore imprécis – on le constate chez Scarlatti –, car il peut désigner tout autant le concerto grosso, le concerto pour orchestre sans soliste – confondu avec la sinfonia – et le concerto de solistes sans orchestre. Celui-ci, relevant de la musique de chambre, met souvent en scène, tantôt pour les unir, tantôt pour les opposer, trois ou quatre instruments aux sonorités très contrastées, comme le Concerto RV 107. Bien qu’il n’en joue pas lui-même, Vivaldi connaît bien les instruments à vents et il ne leur épargne pas les traits brillants et difficiles. Ces concertos de chambre et trios pour vents, restés manuscrits, révèlent peut-être davantage encore l’extravagance, l’ingéniosité, le charme et la vitalité de l’art de Vivaldi.
Si tous deux ont laissé des pages lyriques et expressives, Vivaldi enchante par la vigueur, la fougue et l’affirmation virtuose, tandis que l’art de Scarlatti, muri sous le soleil napolitain, table sur un charme sensuel et coloré. Si la musique du Vénitien a le croquant un peu acidulé de la pomme, celle du Napolitain nous offre le velouté de la pêche…
© François Filiatrault, 2024
Le concert Vivaldi et A. Scarlatti sera présenté le 23 mai 2024 à 19h30 – Chapelle Notre-Dame-de-Bon-Secours
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