De tact et d’élégance: galanterie classique
Le classicisme en musique s’établit graduellement sur les avancées du style galant. Celui-ci avait le premier ébranlé les manières bien établies du Baroque, notamment en abandonnant la basse continue ainsi que les dernières traces du contrepoint, jugées contraires à la raison, en cultivant les mélodies chantantes, « naturelles » et expressives, en rendant les basses plus légères et plus nerveuses, en dramatisant les tonalités mineures, en réservant davantage à chaque instrument une écriture idoine, enfin en introduisant un second thème dans les mouvements des sonates et des symphonies, créant le bithématisme. Dans un esprit de charme et de délicatesse, on préfère le menuet, seule danse rescapée du siècle précédent, à la fugue, reléguée au domaine sacré.
À partir des années 1770, les maîtres classiques, particulièrement Haydn et Mozart, viennent donner plus de profondeur à ces nouveaux idéaux, tant sur le plan expressif que sur ceux de la cohérence structurelle – en exploitant à fond la forme-sonate – et de l’élargissement des formes. Dans le domaine instrumental, ce sont la symphonie et le quatuor à cordes qui en bénéficient au premier chef. Si bien que les pays germaniques détrôneront bientôt l’Italie comme patrie de la musique, position qu’elle occupait depuis déjà deux siècles.
Sans doute pour accommoder une nouvelle génération de mélomanes et d’amateurs désireux de se divertir ou de « converser » harmonieusement, tous les genres de la musique de chambre, très libres dans leurs distributions instrumentales, remportent un vif succès auprès des éditeurs, et le trio, avec ou sans clavier, retient particulièrement l’attention.
Né à Rudolstadt en 1727, Friedrich Hartmann Graf mène une carrière marquée par de nombreux déplacements et en grande partie associée à une institution toute nouvelle à l’époque, le concert public. Il fait son premier apprentissage musical auprès de son père et se familiarise principalement avec la flûte. D’abord engagé comme tambour dans un régiment hollandais, le jeune homme est fait un temps prisonnier par les Anglais. En 1759, il revient s’établir à Hambourg, où il se produit comme flûtiste et organise des concerts publics, ce qui ne l’empêche pas de faire des tournées en tant que virtuose ailleurs en Allemagne ainsi qu’en Angleterre, aux Pays-Bas, en Italie et en Suisse.
En 1764, on retrouve Graf à Burgsteinfurt comme membre de l’orchestre du comte Carl von Bentheim-Steinfurt, flûtiste passionné. De 1768 à 1772, notre musicien, invité à La Haye par son frère aîné, qui en est le directeur, se joint à la chapelle du Stathouder général des Provinces-Unies. Puis, Graf s’installe en 1773 à Augsbourg, où il est directeur musical des églises protestantes et cantor du lycée Sainte-Anne. En plus de publier quelques œuvres de musique de chambre, il fonde en 1779 une société de concerts publics qui contribue fortement à la vie culturelle de la ville; et il est reçu la même année membre étranger de l’Académie royale de musique de Suède. De 1783 à 1785, Graf prend à Londres la direction des Professional Concerts donnés aux Hanover Square Rooms – l’Université d’Oxford le fait Docteur en musique en 1789. Il revient par la suite à Augsbourg, où il meurt en août 1795.
La musique de Graf remportait en son temps beaucoup de succès si l’on en juge par la quantité de ses compositions qu’on retrouve un peu partout en Europe. Elles vont du style galant à l’élégance classique qui marque la musique de chambre pratiquée presque partout en Europe à partir des années 1770. Le premier est illustré par sa Sonate pour flûte et basse [continue] nº 1, dont le dernier mouvement est un léger menuet. De la seconde relève le foisonnement d’idées d’un charme très personnel de ses trios, quatuors et quintettes, notamment ceux publiés à Augsbourg vers 1780. Ces idées s’enchaînent dans une structure donnant parfois l’impression d’un certain relâchement, mais il en résulte des passages d’une atmosphère qui ne manque pas de poésie.
Joseph Haydn a joui d’une carrière infiniment plus tranquille que celle de son confrère. Engagé par le prince Nicolas Esterházy en 1761, à l’âge de 29 ans, il amorçait, dans l’entière liberté que lui laissait un patron passionné de musique, la « carrière la plus noble, la plus simple et la plus paisible qu’on puisse rêver », pour reprendre le mot de Roland de Candé. Haydn confiera beaucoup plus tard à son biographe qu’éloigné de tous les grands centres musicaux de son temps, il fut « bien obligé de devenir original »! Sa position de musicien de cour et la constance de son activité créatrice ont fait de Haydn, mort en 1809, le dernier des grands artisans de l’histoire de la musique.
Il compose dans tous les genres, tant vocaux qu’instrumentaux; son style montre une ingéniosité sans faille, une audace calculée, une spontanéité mélodique pleine d’esprit que n’entame jamais un métier consommé. Connaissant le style galant et l’ancienne polyphonie, Haydn saisit parfaitement l’esprit de son temps, avec les transformations profondes qui le marquent et qu’il contribue lui-même à réaliser sur le plan sonore. Sûrement dans un but pédagogique, il écrit dès les années 1760 pour le clavier, clavecin ou pianoforte; il le fait d’abord dans le style galant, comme le montre bien la souriante Sonate nº 12 en la majeur, Hob. XVI.12, d’un parfum très italien et dont le premier mouvement consiste en tourbillonnants triolets.
Les œuvres de Haydn furent très rapidement connues et diffusées; sa musique de chambre et ses nombreuses symphonies firent bientôt le tour de l’Europe, s’imposant comme modèles absolus d’écriture pour plusieurs décennies. Cette popularité a cependant fait la fortune de plusieurs éditeurs peu scrupuleux, et beaucoup d’œuvres publiées sous son nom, dont quelques Trios, ne sont pas de lui. Ainsi Johann Julius Hummel publie en 1771 comme Opus 11 de Haydn Six Sonates à flûte, violon et violoncello [sic] dont on est certain aujourd’hui que la plupart ne sont pas du maître! Seule la cinquième « Sonate » est de Haydn, mais il s’agit d’un arrangement par l’éditeur du Divertimento à 9 en sol majeur Hob. II.9, composé vers 1760.
Contrairement à beaucoup de ses contemporains, Haydn n’a à peu près jamais prévu la flûte traversière comme instrument soliste dans sa musique de chambre – les rares fois où il la demande de façon spécifique, c’est pour le public anglais dans les années 1790 –, sinon en remplacement du violon dans les trios – il faudrait sans doute remercier l’éditeur Hummel pour sa transcription clandestine… Autre curiosité, au sujet de l’appellation des genres, encore bien imprécise : les premières Sonates pour clavier de Haydn sont appelées Divertimentos, et le Trio du même, transcription d’un Divertimento, est qualifié de Sonate par Hummel…
Wolfgang Amadeus Mozart aurait bien aimé pouvoir profiter, à l’instar de son ami Haydn, d’un poste stable où il aurait pu jouir d’une certaine liberté créatrice. Après avoir parcouru l’Europe avec son père et sa sœur comme enfant prodige, il entre, en 1773, au service du comte Hieronimus von Colloredo, prince-archevêque de Salzbourg. Celui-ci impose à ses compositions des normes extrêmement strictes et lui manifeste un mépris non dissimulé. Un peu plus tard, Mozart, malgré le refus de son employeur et cherchant (en vain) un nouveau poste, parcourt l’Allemagne, s’arrêtant à Munich, Augsbourg et Mannheim, avant d’arriver à Paris en mars 1778 – sa mère, qui l’accompagnait, mourra trois mois plus tard. Après avoir repris ses fonctions à Salzbourg, il ne tardera pas à s’installer définitivement à Vienne, y menant une carrière de musicien indépendant, vivant de récitals, de tournées, de concerts par souscription et de leçons de clavier jusqu’à sa mort (trop) précoce dix ans plus tard.
La Sonate pour violon et clavier nº 21, K. 304, fait partie d’un ensemble de six parues comme Opus 1 à Paris en 1778 et dédiées à l’Électrice Marie Élisabeth du Palatinat. Toutes, sauf la dernière, adoptent la coupe en deux mouvements des maîtres galants, Johann Christian Bach en tête, mais c’est la seule du groupe en mode mineur. Le premier mouvement aurait été écrit à Mannheim et le second, à Paris. Dans l’esprit du Sturm und Drang, sa tonalité, mi mineur, sert à exprimer, écrit Daniel Schubart en 1784, une « plainte sans larmes ». Sous l’élégance du style perce chez Mozart, davantage que chez ses contemporains, une expression personnelle qu’on se plaît à rattacher aux événements de son existence; ainsi, le climat poignant de cette Sonate pourrait traduire la peine causée par le décès de sa mère ou la passion non payée de retour pour son grand amour de jeunesse, la cantatrice Aloysia Weber, rencontrée peu de temps auparavant à Mannheim…
© François Filiatrault, 2021
Le concert De tact et d’élégance sera présenté le 24 avril prochain, 15h30, à Salle de concert du Conservatoire